Alimentation et qualité
1970
La modernité alimentaire
Les années 1960 et 1970 furent une décennie de foi dans le progrès technique, notamment en raison des pas de géant accomplis dans la conquête spatiale. Dans l’alimentation, les pénuries de la guerre sont oubliées et laissent place à la vie active. Les modèles esthétiques changent : l’embonpoint, signe de distinction sociale entre le XVIIIe et le XIXe siècle, est remplacé par la minceur. Les modèles alimentaires connaissent une profonde transformation. Prendre ses repas à l’extérieur devient courant, au même titre que posséder des chèques restaurant créés en 1957 avec les « bons repas ». Si on déjeune de moins en moins à la maison, le lieu de travail devient un endroit privilégié pour déjeuner : 500 millions de repas y étaient déjà servis en 1988. La restauration hors domicile et collective se développe jusqu’à représenter 20 % des dépenses alimentaires en 1991, contre 11 % en 1969. Le nombre de femmes travaillant en dehors du domicile étant en augmentation, les cantines scolaires et d’usines offrent, à côté des restaurants, une alternative utile aux repas cuisinés à la maison. Mais, d’une manière générale, même ceux qui mangent chez eux consacrent moins de temps à la cuisine et à la préparation des repas. Les aliments préparés tels que les purées en flocon ou les soupes en conserve gagnent en popularité. Un nombre croissant de ménages possèdent un réfrigérateur, et peuvent ainsi conserver longtemps les produits. L’utilisation de la voiture se démocratise et permet aux consommateurs de faire leurs achats alimentaires une fois par semaine plutôt que tous les jours, dans les grandes surfaces notamment. Quelque 18 000 références alimentaires sont accessibles dans les rayons de nos Mammouth, Carrefour ou autres centres Leclerc. De nouveaux produits et emballages apparaissent, le plastique remplace progressivement les emballages papier. Et de nouveaux produits surgelés tels que les légumes, pizzas et gâteaux se développent. Ils se conservent plus longtemps et sont préparés vite. Pour la première fois, un repas complet peut se préparer juste en allumant le four, et particulièrement le four à micro-ondes, une innovation technologique. Facile d’utilisation et rapide, il devient incontournable dans de nombreux foyers, mettant fin aux longues heures de décongélation. Il facilite la préparation de plats tout préparés, prêts à cuire et préemballés.
Entre 1969 et 1991, les achats alimentaires des Français dans les hypermarchés passent de 10,4 % à 62,2 % de part de marché. Les marchés de plein vent résistent, mais les petits commerces comme les épiceries s’effondrent, passant de 24 % des achats en 1961 à 3,8 % en 1991.
Face à cette société de consommation, une pensée écologique émerge en 1968 avec la montée du biologique et du végétarisme. Ce dernier mouvement est à l’origine d’une « nouvelle cuisine » qui met en avant la contrainte diététique, l’alimentation saine, le modèle d’esthétique corporelle de minceur, l’aspiration à l’harmonie avec la nature, et le refus de l’ordre social établi. Henri Gault et Christian Millau, célèbres aujourd’hui pour leurs guides gastronomiques, seront les pionniers de cette « nouvelle cuisine » qui attire l’attention des jeunes chefs (Paul Bocuse, les frères Troisgros, Raymond Oliver, etc.) voulant bousculer les dogmes de la Haute Cuisine. Plus simple, plus légère et plus économe, elle bannit les perpétuelles préparations de fonds, sauces et mets préparés à l’avance pour être réchauffés avant d’être servis. Les sauces sont à base de fines herbes, d’épices, de jus de viande, d’essences et d’infusions, ne contiennent plus de farine. Les menus sont adaptés en fonction du choix du marché. De nouveaux outils sont utilisés comme le mixeur, la sorbetière, le réfrigérateur, la casserole antiadhésive, le micro-ondes, etc. De nouveaux procédés sont revendiqués, notamment sous l’influence des diététiciens, comme la cuisson vapeur, en papillotes ou au bain-marie. Cuire rapidement à basse température est la règle afin de préserver la saveur originelle et les vitamines. Les portions servies sont restreintes ainsi que le nombre de services, ce qui illustre un souci de minceur de plus en plus exprimé par la société, particulièrement chez les femmes. Ce mouvement va influencer les habitudes alimentaires domestiques, notamment par une prise de conscience des exigences diététiques et esthétiques dans l’alimentation quotidienne.
Les évolutions socio-économiques, aussi diverses soient-elles, semblent modifier la structure des prises alimentaires : travail féminin, urbanisation, montée de l’individualisme, baisse de la part du budget des ménagères consacrée à l’alimentation au profit du logement et des activités de loisirs. Le « commensalisme alimentaire » français semble se déplacer vers des formes de « vagabondage alimentaire ». Le traditionnel repas commensal, qui se caractérise par une prise alimentaire en commun deux à trois fois par jour, a tendance à être remplacé par des prises alimentaires plus fractionnées et plus individualisées. Organisé traditionnellement par les normes et règles sociales, le repas quotidien semble être de plus en plus pris individuellement, laissant le mangeur seul face à ses choix alimentaires. Il est contraint de décider ce qu’il doit manger et quand il doit le faire, dans un contexte où les discours nutritionnels ne cessent de croître. La composition des repas se simplifie. On opte pour des formules entrée-plat garni ou plat garni-dessert, ou encore entrée-dessert, plutôt qu’un classique entrée-plat garni-fromage-dessert-café. Enfin, les prises alimentaires hors repas semblent augmenter et font émerger de nouveaux produits de type coupe-faim (crackers, barres et autres spécialités de biscuiterie).
« Tout se passe comme si les mutations sociales contemporaines et l’industrialisation de la filière alimentaire venaient perturber l’appareil normatif traditionnel qui correspond à des pratiques commensales. Comme si le “mangeur moderne”, confronté à un univers de surabondance et à des formes sociales dans lesquelles les valeurs de l’individu s’affirment de plus en plus, se trouvait projeté dans l’anomie et avait à se reconstruire une nouvelle culture alimentaire, une nouvelle “gastro-anomie”, capable de dénouer les angoisses de l’industrialisation. » (Poulain)