Alimentation et qualité

1980

Du malentendu de la qualité à la question du risque alimentaire

© Thierry Meylheuc/Inra.

Dans une lecture courte de l’histoire, les crises alimentaires semblent démarrer avec l’affaire de la vache folle. Or, si cet événement constitue bien un moment décisif où le risque prend une forme nouvelle, tant par ses dimensions symboliques que réelles, l’analyse historique regorge d’histoires d’empoisonnement, de crises alimentaires dont l’ampleur objective déborde largement celle que nous vivons. Elle invite donc à suivre les évolutions du contexte technico-social qui précède la crise contemporaine pour saisir ses particularismes et l’ampleur de son impact.
Dans les années 1970, le veau et le poulet aux hormones font l’actualité. Dans le nouveau contexte d’abondance alimentaire, engrais chimiques, pesticides, « raccourcisseurs » de paille symbolisent les « délires » productivistes d’une agronomie prométhéenne. Le mouvement écologiste issu de Mai 68 repousse cette « bouffe industrielle », autant que l’organisation économique et sociale dont elle est le produit. On annonce pour un proche avenir des « steaks de pétrole », qui suscitent un accueil presque aussi peu enthousiaste que celui réservé aujourd’hui aux aliments transgéniques.
Durant la décennie 1980, sur le front alimentaire, le calme revient. Les produits industriels semblent désormais rassurer les consommateurs. Le secteur agroalimentaire n’exhibe plus sa technologie agressive, et a appris à « marketer » ses produits, entendez par là à se soucier de ce que pensent ses clients. Les emballages en quadrichromie le confirment, les produits sont bien de vrais aliments. Prolongement de ce mouvement d’intégration du regard du consommateur dans la gestion industrielle, vient l’heure de la qualité. Elle se définit désormais comme « l’adéquation du produit aux besoins et usages du consommateur ». C’est donc en dernière analyse l’individu et ses logiques de consommation qui entrent en ligne de mire de la démarche qualité. Les ingénieurs qualiticiens en blouse blanche contrôlent les matières premières, les processus de fabrication, les produits finis… L’air du temps est aux normes ISO, à la méthode HACCP, aux autocontrôles, au « management par la qualité ».
Le thème est omniprésent dans les entreprises et devient même un axe de « communication externe ». Le consommateur ne comprend pas toujours ce discours sur la qualité, car le mot n’a pas vraiment le même sens pour lui et pour les experts. Pour lui, la qualité, c’est simplement « quand les choses sont bonnes ». Commence alors un formidable malentendu. Il découvre peu à peu un univers industriel très différent de celui qui régnait jusque-là sur les emballages. On lui promet des contrôles bactériologiques pour réduire les risques d’intoxications alimentaires, et il entend que si l’on prend autant de précautions, c’est bien la preuve qu’il y a des « risques », ce dont il n’avait pas toujours conscience. Il pensait simplement que ne pas s’intoxiquer en mangeant un produit acheté à un industriel, à un commerçant ou à un restaurateur faisait implicitement partie du contrat. Pourquoi le rappeler ? On lui assure le contrôle des matières premières quand il ne lui semble pas imaginable qu’elles ne soient pas contrôlées, et encore moins qu’elles puissent être de « mauvaise qualité ». Dans un curieux effet boomerang, plus la sécurité et la qualité s’étalent dans le discours des entreprises ou des pouvoirs publics, plus l’inquiétude se déploie chez les consommateurs. Le raisonnement implicite fonctionne sur le mode « si l’on prend tant de précautions, c’est donc bien que c’est dangereux ! ». Paradoxalement, les crises modernes doivent beaucoup à l’efficacité des dispositifs de surveillance.
Cette situation conduit les industriels et les responsables politiques à questionner les sociologues sur le mode « comment faire comprendre aux consommateurs tous les efforts que nous faisons ? ». Des effets analogues se produisent avec le développement de l’information nutritionnelle relative aux produits. Fortement réclamée par les associations de consommateurs et certains acteurs de la santé publique, perçue par les industriels comme une façon de jouer carte sur table, sans aucun doute nécessaire, l’information ne semble cependant pas capable d’endiguer l’anxiété et de rassurer le consommateur. La diffusion d’informations participe à la construction d’une « expertise des consommateurs ». Celle-ci les rassure, car elle leur donne des critères de choix, de sélection et d’orientation dans l’offre alimentaire, mais, dans le même temps, leur fait prendre la mesure de nouvelles zones inconnues qui deviennent de nouvelles sources d’inquiétude. Avec l’information du consommateur, le voile se lève sur un univers méconnu des « cuisines » industrielles. Et c’est l’ère du soupçon qui commence, avec sa compagne habituelle, la rhétorique du scandale. « On ne nous dit pas tout ! On nous cache quelque chose ! »…
La sociologie du risque pointe les décalages entre les modalités d’évaluation profanes et scientifiques des risques. Les experts utilisent des outils statistiques, et raisonnent en termes probabilistes. La perception des risques par les profanes est soumise à l’influence de certains facteurs sociaux. C’est ainsi que le risque est perçu avec plus d’acuité dans les groupes sociaux éloignés du pouvoir et des centres de décision ou que la familiarité des technologies entre en jeu — une technique nouvelle et inconnue est jugée plus dangereuse qu’une technologie traditionnelle, c’est le cas par exemple de l’ionisation des aliments, considérée comme plus risquée que la conserve appertisée. Le sentiment de maîtrise et de contrôle personnel est également déterminant ; prendre l’avion est ressenti comme plus dangereux que de conduire soi-même une automobile, alors que le risque statistique est beaucoup plus faible. Enfin, pour le domaine alimentaire, il semble que les femmes « manifestent plus d’anxiété que les hommes », et ceci dans des pays aussi divers que la France, le Japon, la Belgique ou la Hollande.
Pour sortir de cette impasse, il faut prendre en compte les conflits stratégiques qui se nouent autour du risque et accepter de voir dans ces décalages un affrontement de rationalités et d’intérêts. Alors que les experts mesurent quantitativement la probabilité d’un événement néfaste et en évaluent les conséquences en matière de morbidité et de mortalité, le public met l’accent sur la dimension qualitative du risque. Les profanes intègrent donc dans leur approche du risque des critères qualitatifs. Ils s’intéressent ainsi plus à la nature des conséquences et accordent une importance particulière aux circonstances de l’exposition au risque et aux types de personnes concernées. La perception profane est structurée, peut être quantifiée — selon le paradigme psychométrique —, et, dans une certaine mesure, prévisible. Elle n’est donc pas irrationnelle, mais plus complexe que celle des experts. La prise en compte de la perception du public se justifie alors par sa capacité à éclairer certains aspects du problème laissés dans l’ombre par l’évaluation scientifique. Les analyses strictement fondées sur la science excluent certaines dimensions sociales du risque (enjeux identitaires, choix de société…) qui sont justement celles qui reviennent au centre des conflits et des controverses sociales.
Des chercheurs britanniques de l’Economic and Social Research Council, ayant travaillé sur le risque OGM, considèrent donc que « le public n’est pas stupide et ignorant dans son approche du risque, mais qu’il a au contraire une compréhension élaborée des principaux problèmes ». Ils en concluent que la prise en compte des perceptions des profanes est indispensable dans les processus d’évaluation des risques, parce qu’elle aide à expliciter et à questionner les savoirs et les postulats implicites des scientifiques ainsi que le cadrage réductionniste qui en résulte. Ainsi l’analyse des risques dans certaines conditions peut-elle donner à la pensée profane une « noblesse » et au débat démocratique une légitimité. D’autres courants de la sociologie du risque, notamment en France, vont avancer l’idée que certains acteurs, en fonction de leur position dans l’espace social et de leur trajectoire personnelle, peuvent devenir des « lanceurs d’alerte » et révéler des dimensions du problème jusque-là invisibles, soit qu’elles aient été volontairement dissimulées, soit qu’elles n’aient pas de place dans le cadre de références dominant.
Ces sujets de fond perdureront jusqu’à nos jours. Les différences de perception de la réalité des modes de production alimentaire et des risques inhérents sont notamment analysées dans l’Avis 73 du CNA, « Communication et alimentation, les conditions de la confiance ».