Alimentation et qualité

1983

L’inquiétude, un invariant de l’alimentation humaine

© Alexander Raths/Fotolia.

Un des apports de la sociologie de l’alimentation est d’avoir montré que le risque alimentaire se pose en des termes particuliers, liés au processus d’incorporation qui accompagne la consommation d’aliment, et participe à la construction des identités sociales (Fischler, 1998). En investissant les formes de rationalité et les niveaux d’analyse mobilisés par les mangeurs, elle permet de compléter la compréhension de la perception profane. Les mangeurs mettent en œuvre un mode de fonctionnement intellectuel que les anthropologues ont baptisé « la pensée magique » et que l’on croyait, au début de la discipline, être une caractéristique des sociétés primitives. Aujourd’hui, nous savons que les primitifs n’existent pas et que cette fameuse pensée magique est présente au cœur des raisonnements du mangeur contemporain et cohabite avec d’autres formes de rationalité. Les lois de la pensée magique sont simples à formuler : les qualités symboliques de tout ce qui entre en contact avec des aliments, que ce soient des outils, d’autres produits naturels ou non, des emballages, mais aussi les individus qui les produisent, les manipulent, les cuisinent, les vendent, etc., les qualités donc de tous ces objets et individus se transmettent par « contamination symbolique » aux aliments eux-mêmes. Le psychosociologue américain Paul Rozin a démontré expérimentalement ce phénomène de contamination symbolique. Il suffit de poser sur un verre de lait un cafard mort et désinfecté — donc bactériologiquement sûr —, puis de le retirer pour rendre imbuvable ce produit, pourtant consommable d’un point de vue strictement objectif. Pire, si l’on propose à un individu d’écrire lui-même sur une étiquette « cyanure attention danger » et de la coller sur un verre, puis de remplir celui-ci d’une boisson quelconque, pour un grand nombre d’individus ladite boisson devient inconsommable. Élargissons le problème au contexte alimentaire contemporain. Toutes les interventions technologiques : les manipulations, les transformations culinaires, les opérations qui accompagnent la commercialisation, etc., mais aussi tous les professionnels qui les assurent, ont des conséquences symboliques sur l’identité des aliments qu’il convient donc d’étudier pour tenter de les maîtriser. En mangeant, nous faisons entrer en nous un aliment qui participe à notre vie corporelle intime. Il franchit la frontière entre le nous et le monde. Il nous reconstruit et nous transforme ou peut nous transformer. C’est pourquoi l’alimentation peut donner le sentiment de contrôle de la vie quotidienne. On comprend mieux alors pourquoi les incertitudes, les craintes sur les aliments exacerbent, en écho, les incertitudes sur l’avenir du mangeur lui-même.
La notion d’inquiétude est très présente dans la période qui précède la montée en charge de la notion de risque. Dans les années 1980, Jean Claudian publie dans les Cahiers de nutrition et de diététique un article intitulé « Quelques réflexions sur les inquiétudes alimentaires de notre temps ». Dans L’homnivore, ouvrage publié avant que les crises ne commencent, Claude Fischler écrit « l’industrialisation des systèmes de production et de distribution transforme l’aliment en “OCNI” (objet comestible non identifié), susceptible de développer toutes les interrogations et les inquiétudes du consommateur qui doit l’incorporer ». Cette notion d’inquiétude, avec sa définition large et un peu imprécise, est très présente dans la sociologie de l’alimentation. « Dans un curieux effet boomerang, plus la sécurité et la qualité s’étalent dans le discours des entreprises ou des pouvoirs publics, plus l’inquiétude se déploie chez les consommateurs. Le raisonnement implicite fonctionne sur le mode : “si l’on prend tant de précautions, c’est donc que c’est bien dangereux !”. » C’est donc une notion ancienne du regard sociologique sur l’alimentation qui préexiste à celle de risque. La notion d’inquiétude présente l’avantage d’être moins concentrée sur le sanitaire et de « ratisser » plus large. La diffusion de la notion de risque et sa pénétration jusqu’au cœur des filières de production et de transformation ont saturé la façon de thématiser la relation producteurs-consommateurs en la tirant vers le sanitaire et en faisant passer au second plan d’autres enjeux de l’alimentation. Cette diffusion était nécessaire pour affronter les crises sanitaires et assurer la sécurité. Mais la thématisation sanitaire a eu pour effet de rendre inaudibles certaines inquiétudes et de rendre plus complexe la communication entre acteurs des filières et consommateurs, mangeurs, citoyens.

Extrait de la conférence du Pr Poulain au colloque Tais-toi et mange ! (2016), « De la perception des risques à la prise en compte des inquiétudes alimentaires ».

C’est dans ce contexte que le Conseil national de l’alimentation apparaît. Créé en 1985, il vise à instaurer un dialogue entre experts et profanes en organisant la concertation entre ses différents membres, représentants des divers acteurs de la chaîne alimentaire : associations de consommateurs, syndicats de salariés, producteurs agricoles, transformateurs et artisans, distributeurs, restaurateurs, mais aussi personnalités qualifiées. Les établissements publics de recherche et d’évaluation scientifique, les collectivités territoriales ainsi que les ministères concernés sont membres de droit. Ces inquiétudes rendues inaudibles seront désormais concertées de manière régulière (plusieurs fois par an) entre les membres nommés pour un minimum de trois ans, instaurant ainsi un climat de confiance digne d’un « parlement de l’alimentation » unique en son genre. Placé auprès des ministres chargés de l’Agriculture, de la Santé et de la Consommation, il sera consulté sur la définition de la politique de l’alimentation et donnera des avis à l’attention des décideurs publics et des différents acteurs de la filière alimentaire sur des sujets tels que la qualité alimentaire — un de ses premiers sujets.