Alimentation et qualité

1985

L’évolution des risques et leurs amplifications

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L’industrialisation de l’alimentation s’accélère dans les années 1980. Les filières alimentaires se transforment à différents stades et accroissent les inquiétudes des consommateurs vis-à-vis des risques représentés par l’alimentation. L’aliment consommé, fabriqué et distribué à travers une chaîne industrielle plus longue et plus complexe, apparaît plus éloigné de sa production. Se pose de plus en plus la question, à chaque étape, du potentiel de contamination/multiplication/survie des agents pathogènes biologiques (virus, bactéries, parasites), des contaminations chimiques et des risques liés aux dangers physiques (corps étrangers). Cette industrialisation semble transformer l’aliment en « OCNI » (objet comestible non identifié) susceptible de développer des interrogations et des inquiétudes lors de sa consommation.
On s’inquiète d’un certain nombre de dérives. Certaines fraudes marquent les esprits : le scandale de l’huile frelatée espagnole cause la mort de 350 personnes en 1981, ou encore les scandales du vin autrichien contenant de l’antigel, ou bien le vin italien frelaté au méthanol, etc. Ces fraudes préoccupent et inquiètent de plus en plus le grand public vis-à-vis de la sécurité sanitaire des aliments. En 1980, les médias établissent pour la première fois le lien entre une maturation sexuelle prématurée chez l’enfant et la consommation d’aliments contenant des hormones de croissance, en l’occurrence de veau dans les aliments pour bébés.
De nombreux cas de toxi-infections d’origine alimentaire sont relayés par les médias. Plusieurs cas de salmonellose liés à la consommation d’œufs et de produits laitiers lors de rassemblements publics et dans des collectivités sont signalés. Des cas de botulisme dans des conserves sont rapportés (conserves de crevettes). De nouveaux agents pathogènes comme la bactérie E. coli (O157:H7) sont identifiés (1982). Ainsi, la lutte contre les maladies d’origine alimentaire devient une priorité à l’échelle nationale et européenne. Une législation (zoonoses) et des mesures d’hygiène strictes sont mises en place, notamment le Paquet hygiène et le plan de maîtrise sanitaire (2006), qui visent à réduire l’incidence de ces maladies et leurs apparitions dans la chaîne alimentaire.
L’utilisation d’additifs et d’arômes se démocratise dans les schémas de production et suscite de nouvelles craintes. Les évolutions socio-économiques incitent dans une certaine mesure à leur utilisation afin de prolonger la durée de conservation, améliorer la saveur et faciliter l’emploi des aliments. Particulièrement dans une société qui rime avec facilité, rapidité et individualité. Le nombre de jeunes célibataires vivant seuls semble augmenter, et leur vie au travail semble de plus en plus intense. On compte de plus en plus de cantines sur les lieux de travail (10 000 en 1988). D’un autre côté, les ménages possèdent de plus en plus de réfrigérateurs et de voitures, leur permettant de faire leurs achats alimentaires une fois par semaine, généralement au supermarché. Ces évolutions déconnectent partiellement le mangeur de son univers bioculturel. L’engouement pour des produits proches de l’état de consommation fait perdre la fonction socialisatrice de la cuisine. L’aliment non cuisiné se désocialise, il ne bénéficie pas de la culture sociale de son cuisinier et perd peu à peu son identité et sa qualité symbolique.
L’innovation constante dans le domaine de l’alimentation suscite régulièrement des questionnements et des polémiques. On se souvient de l’apparition des premiers OGM aux États-Unis, au milieu des années 1990, qui avaient provoqué de vives aversions. La méfiance et la peur vis-à-vis de l’alimentation ont toujours existé. Elles s’expliquent notamment par le « paradoxe de l’omnivore » :

L’homme oscille sans cesse entre besoin vital d’exploration et crainte de l’inconnu, ce qui le rend anxieux face à son alimentation. Ce paradoxe semble être encouragé par ces schémas de production complexes et opaques qui effacent les éléments de confiance interpersonnelle entre consommateurs et producteurs. Il n’était pas rare, à l’époque où l’approvisionnement se faisait de proximité, que certains bouchers soient sanctionnés de manière immédiate à la suite d’épidémies alimentaires (par exemple pendus sur la place publique). Aujourd’hui, le consommateur se sent de moins en moins compétent pour juger lui-même de la salubrité des aliments. Alors qu’auparavant il pouvait plus facilement juger directement des produits bruts, connus et identifiables, il fait face désormais à des aliments lointains qui l’obligent à déléguer cette tâche aux scientifiques, aux pouvoirs publics et aux organismes de contrôle. Dans ce contexte, le consommateur perçoit son alimentation comme plus risquée que jamais.
Avec le développement des maladies cardio-vasculaires et de surconsommation, les préoccupations nutritionnelles s’accroissent. Les liens entre alimentation et santé sont désormais établis. La relation entre une alimentation riche en matières grasses et les maladies cardio-vasculaires se précise. Par ailleurs, on se soucie de plus en plus des troubles alimentaires tels que l’obésité, la boulimie ou l’anorexie, qui apparaissent comme les conséquences de la modernité alimentaire caractérisée par la déstructuration des modèles alimentaires (transformation de la composition et de l’organisation des repas, prise alimentaire hors repas, repas sautés, etc.).
Face à ces préoccupations, l’alimentation prend une place non négligeable dans la sphère médiatique. Ce sujet, qui associe à la fois santé, beauté et bonheur, est en vogue et sollicite de plus en plus les spécialistes dans leur rôle de sensibilisateurs face aux problèmes d’obésité, de cancer et de maladies cardio-vasculaires. Devant cette abondance d’informations, le mangeur semble bien équipé pour se repérer dans son alimentation. Or on constate une certaine « cacophonie alimentaire » : le consommateur ne sait plus quoi penser et ne sait plus qui croire, dans cet environnement alimentaire qui a beaucoup évolué depuis le milieu du XXe siècle. La société s’est industrialisée et individualisée. Les rythmes de vie se sont accélérés, les modèles familiaux ont changé, et les discours sur l’alimentation et la santé n’ont cessé d’évoluer et de se multiplier. Les modèles alimentaires traditionnels, construits sur l’apprentissage des savoir-faire familiaux, intègrent peu à peu les discours scientifiques de l’alimentation. Dans ce contexte où le mangeur doit faire les meilleurs choix parmi les multiples injonctions qui lui sont proposées, il devient anxieux vis-à-vis d’un besoin, si primaire soit-il : se nourrir.