Alimentation et qualité

1985

Naissance du Conseil national de l’alimentation

Le Conseil national de l’alimentation, créé en 1985, va instaurer un dialogue entre experts et profanes à travers son action de concertation entre ses différents membres, qui représentent la chaîne alimentaire (associations de consommateurs, syndicats de salariés, producteurs agricoles, transformateurs et artisans, distributeurs, restaurateurs, personnalités qualifiées). Les établissements publics de recherche et d’évaluation scientifique, les collectivités territoriales ainsi que les ministères concernés sont membres de droit. Ces inquiétudes rendues inaudibles seront désormais concertées de manière régulière (plusieurs fois par an) entre les membres nommés minimum trois ans, instaurant ainsi un climat de confiance pérenne digne d’un « parlement de l’alimentation » unique en son genre. Placé auprès des ministres chargés de l’Agriculture, de la Consommation et de la Santé, il sera consulté sur la définition de la politique de l’alimentation et donnera des avis à l’attention des décideurs publics et des différents acteurs de la filière alimentaire sur des sujets tels que la qualité alimentaire, un de ses premiers sujets.

Concerter sur la qualité

Les producteurs doivent dorénavant faire face à une demande instable et imprévisible. Le secteur agroalimentaire doit en effet répondre à une demande qualitative et segmentée. En 1980, l’État décide de lancer une grande loi de modernisation agricole axée sur la gestion du risque et la qualité. Plusieurs rapports concourent à construire un dispositif de certifications qui incite les acteurs économiques à développer des systèmes d’« assurance qualité », de « normalisation », de « certification » et d’« autocontrôle ». Cependant, la qualité d’un aliment ne peut résulter que d’un accord entre tous les acteurs, car chacun apporte sa propre définition : l’aliment doit être bon pour le consommateur, résistant pour le transporteur, et rentable pour le producteur. L’aliment est un bien culturel commun qu’il convient de gérer collectivement. Pourtant, la France ne semble pas avoir une politique de l’alimentation propre, mais plutôt différentes politiques de l’alimentation qui évoluent en fonction des compétences de chaque ministère sur des secteurs comme la sécurité sanitaire des aliments, la nutrition, la qualité, etc. L’alimentation, réduite à ses seules dimensions fonctionnelles, impose désormais qu’elle soit réfléchie de façon globale, non limitée à l’aspect réglementaire et technique. La politique publique de l’alimentation ne doit pas se restreindre à l’ingénierie réglementaire. L’idée de créer une interface d’échange entre les consommateurs, les professionnels, les scientifiques et les décideurs publics du domaine de l’alimentation prend forme, et le Conseil national de l’alimentation est installé le 17 juin 1986.
À cette époque charnière qui est celle de l’ouverture de l’économie nationale, les politiques publiques de l’alimentation se complexifient. C’est une époque où se construisent des institutions autour des sujets de consommation et d’alimentation. La DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), rattachée au ministère chargé de la Consommation, est constituée et correspond à la création d’un instrument administratif fort qui va accompagner les autres administrations mobilisées pour la mise en œuvre des politiques publiques de l’alimentation (DGAL, Direction générale de l’alimentation, et DGS, Direction générale de la santé). En parallèle sont instaurées des instances de réflexion, de concertation et de dialogue, afin que les administrations puissent faire valoir leurs points de vue, mais aussi être appelées à rendre des comptes. L’aliment est discuté dans différents conseils, comme le Conseil national de la consommation (1983), le Conseil de la concurrence (1986), le Conseil national de l’alimentation (1986). Ces conseils constituent des lieux d’échanges entre la société et l’État.
La richesse du CNA tient dans sa capacité à engager un dialogue entre ses membres, c’est-à-dire toutes les parties prenantes de l’alimentation, du producteur au consommateur en passant par l’État et le monde scientifique. Il accompagne les ministères concernés par l’alimentation, en l’occurrence les ministères chargés de l’Agriculture, de la Consommation et de la Santé, pour mener une stratégie interministérielle et sociétale intrinsèque à la nature composite de l’alimentation. Le CNA permet de tenir compte de la complexité sociétale de l’aliment et par conséquent de la complexité administrative qui l’accompagne. Il offre la possibilité de réfléchir collectivement sur des sujets alimentaires où chacun exprime ses accords et ses désaccords dans le but d’aboutir à un consensus et d’enrichir les décisions. Son approche intégrative de l’alimentation, incluant la sécurité, la nutrition ou les aspects culturels et sociaux, est indispensable pour progresser dans une gouvernance de l’alimentation complexe. Une complexité qui s’est accrue au fil de ses trente ans, et qui semble être le résultat de la modernité alimentaire. La nécessité était et demeure aujourd’hui d’avoir un lieu de contact où tous les acteurs peuvent se retrouver. Un lieu de clarté de l’action professionnelle et administrative aux yeux des consommateurs. Le CNA représente un certain nombre d’idées qui vont au-delà de l’instance sur la manière dont fonctionne une démocratie, des citoyens, des forces économiques les unes par rapport aux autres. C’est un symbole, qui sur des sujets alimentaires importants devient un lieu de prise de parole où se délayent les complexités sociétales professionnelles et administratives de l’alimentation. Il permet d’asseoir les décisions dans toutes les sphères, de la fourche à la fourchette, sur des arguments robustes passés à l’épreuve du débat contradictoire.

Les premiers rôles du CNA : « construire » la confiance

Le CNA permet de tenir compte des avis des uns et des autres dans la sérénité, il n’a pas vocation à travailler sous la pression. Il construit ses réflexions hors des champs médiatiques où l’intérêt de chacun peut s’exprimer de manière libre et ouverte. Le CNA évolue en parallèle d’une société qui procède par affrontements, notamment par médias interposés, en dépit du dialogue et du consensus. Chaque membre peut exposer ses idées, ses intérêts particuliers dans la continuité d’une réflexion collégiale. À la fin du long travail de concertation que nécessite la complexité de l’alimentation, un consensus est dégagé. La minutie, le temps passé et la prise en compte de chacune des expressions, significations et positions font des Avis du CNA une réponse solide et incontestable aux problématiques alimentaires.
Outre sa réflexion sur les problèmes d’actualité, comme les crises alimentaires, mais aussi ses réflexions de fond, sur le débat public ou le principe de précaution, le CNA a la capacité d’anticiper ses travaux. Le professionnalisme et l’expérience de terrain de ses membres permettent d’interpréter les signaux faibles, de voir venir les crises ou certaines attentes sociétales émergentes et ainsi d’entreprendre en amont une concertation qui pourra être utilisée le moment venu, évitant tout travail de construction à chaud, sous la pression politico-médiatique. Les Avis sur le principe de précaution (Avis 30), la traçabilité (Avis 28), le règlement 178/2002 (Avis 48) et le Paquet hygiène (Avis 52) viennent d’une démarche prospective. Les positions étaient encore à construire, et le CNA, en tant qu’incubateur de questionnements et de solutions, a permis d’aiguiller les décideurs et les professionnels sur la manière dont les nouvelles réglementations alimentaires devaient être mises en œuvre. Réglementations qui constituent encore aujourd’hui les bases d’une stratégie de gestion du risque sanitaire parfaitement maîtrisée dont la France est pionnière.
Dans ce rôle d’anticipation, la construction et le maintien d’une mémoire collective issue des concertations sont essentiels. Celle-ci sera entretenue durant les trente ans d’activités du CNA grâce à ses membres, fidèles à leurs structures professionnelles, et grâce à l’effort de capitalisation du secrétariat interministériel du CNA. Les membres, qui ne sont pas des experts en tant que tels, le sont devenus autour d’un sujet du fait de leur ancienneté dans leurs domaines respectifs (consommation, production, distribution, administration, recherche, etc.).
Cette pérennité des rencontres permet de créer des relations de confiance essentielles pour communiquer de manière sincère sur des points de désaccord. « Toutes les relations entre les hommes reposent, cela va de soi, sur le fait qu’ils savent des choses les uns sur les autres. » (Simmel, 1991) Sans ce savoir, toutes ces interactions humaines seraient difficiles. Ce savoir réciproque et transmis au fil des années est la condition première de toutes relations entre les membres du CNA. Il permet une compréhension réciproque qui favorise un climat de confiance, et par conséquent un gain d’efficacité. La solidité de cette instance est conditionnée par la pérennité de ses membres, en d’autres termes, par les relations humaines.

Les premiers travaux

Les questions alimentaires sont de plus en plus réfléchies à l’échelle mondiale. Le Codex Alimentarius (1963), où siègent aujourd’hui les représentants de près de 200 pays, en est un exemple. On instaure des règles internationales pour réguler le commerce de denrées alimentaires. On établit des définitions précises des produits alimentaires pour éviter de faire des amalgames par exemple sur le « lait » français, défini pour l’essentiel comme du lait de vache, qui n’a pas forcément la même signification en Inde. Le professeur Jean-Jacques Bernier, président du Comité français du Codex Alimentarius de 1986 à 1997, sera le premier président du Conseil national de l’alimentation (1986 à 1995). Il va jouer un rôle non négligeable dans le positionnement de la France. Au travers du CNA, il va mener un travail de concertation préréglementaire afin d’aider la chaîne alimentaire française à déterminer sa stratégie de la « qualité » dans les décisions internationales.
Le premier Avis du CNA participe ainsi à l’amélioration de « l’assurance qualité » dans les filières agroalimentaires afin de défendre les standards de qualité nationaux et de garantir une compétitivité de ce secteur. Il encourage également la création d’un « Observatoire » sur l’alimentation afin de recueillir les informations sur la consommation et la composition des aliments et de mettre en avant le modèle alimentaire français sur la scène internationale. Cette idée d’observatoire sera poursuivie en 2005, après une proposition du CNA (Avis 51) pour créer l’Observatoire de la qualité de l’alimentation (Oqali). Il a pour mission d’exercer un suivi global de l’offre alimentaire des produits transformés présents sur le marché français en mesurant l’évolution de la qualité nutritionnelle, mais aussi d’accompagner différents conseils et programmes dans leurs missions, comme le Conseil national de la consommation (CNC), le CNA, le PNNS, le PNA, etc.
Le travail du CNA va permettre de relayer les exigences sociétales et professionnelles françaises et de démêler en amont les astreintes locales qui peuvent freiner les négociations internationales. En ce sens, il s’interroge sur la portée et les conséquences nationales de l’entrée en application des textes réglementaires. Ses membres font un travail d’appréciation et d’interprétation de l’impact des textes afin de parvenir à une compréhension et à une stratégie communes. Le travail de concertation permet ainsi de vérifier la bonne compréhension des textes par l’ensemble des opérateurs et de contribuer à la mise en place d’une politique de l’alimentation adaptée à chacun.
À l’échelle nationale, les deux premiers présidents du CNA venant de la santé, Jean-Jacques Bernier, célèbre gastro-entérologue, et Christian Cabrol (1996 à 1999), grand chirurgien cardiaque, vont aiguiller les premiers travaux dans le sens des politiques agricoles et économiques de l’alimentation, et des exigences de « qualité » des consommateurs. On concerte sur la qualité microbiologique des denrées (Avis 3), la qualité du secteur agroalimentaire (Avis 8 et 9), la qualité des fruits et légumes (Avis 12) et la qualité de la viande bovine (Avis 11). Les associations de consommateurs s’expriment et souhaitent par exemple un étiquetage plus détaillé des produits carnés. Une exigence qui sera prise en compte par les représentants des producteurs si on se réfère à l’Avis 11.
Cet accompagnement des politiques territoriales a favorisé l’intégration des valeurs françaises à l’échelle européenne et mondiale. Car la construction européenne est en marche et envisage un grand projet commercial : le marché intérieur. La libre circulation des marchandises, grand principe inscrit dans le Traité, se développe mais suscite quelques dérives. La plus célèbre est sans doute l’arrêt du « cassis de Dijon » (1979) à l’origine du « principe de la reconnaissance mutuelle des règles nationales » dans la production et la vente de denrées. L’importation de la liqueur avait été interdite en Allemagne, car sa teneur en alcool était inférieure au taux minimal réglementaire. Pourtant elle était licitement produite et vendue en France. Cette posture constituait une barrière non justifiée à la libre circulation des marchandises, car une teneur en alcool inférieure à la législation nationale ne peut nuire à l’intérêt général.
L’Europe s’organise et place le CNA en tant qu’intermédiaire et émetteur des préoccupations alimentaires nationales, notamment grâce à son deuxième président, Christian Cabrol, chirurgien cardiaque mais aussi député européen (1996-1999). Les Avis réalisés jouent un rôle préréglementaire et accompagnent la France dans les grandes définitions européennes. L’Avis 19, « Le chocolat : vers une définition européenne (1997) », permet de défendre les intérêts français en matière de qualité des graisses utilisées dans la fabrication du chocolat. Peu de denrées alimentaires bénéficient d’une définition officielle dans la réglementation européenne, mais le chocolat en fait partie. Pour développer le marché du chocolat européen, la Commission propose en 1996, au Conseil et au Parlement, une directive visant à autoriser dans tous les produits de chocolat des matières grasses végétales jusqu’à un maximum de 5 %, à condition qu’« une mention claire, neutre et objective informe le consommateur de la présence de ces substances dans le produit fini ». Certains pays s’opposent, dont la France, qui, à travers le travail de concertation du CNA, regrette que la définition de certains produits alimentaires se fasse au détriment des particularités nationales. L’utilisation de ces graisses, malgré leurs avantages nutritionnels vérifiés, va à l’encontre de la tradition artisanale (pâtisserie et chocolaterie) qui consiste à n’utiliser que du beurre de cacao.
Dans cette harmonisation européenne, d’autres Avis apporteront ce regard socio-économique et cette expérience de terrain. L’Avis 18, « Première réflexion sur les normes en restauration scolaire » (1998), engage les premières réflexions sur la mise en place de nouvelles mesures de gestion du risque sanitaire, comme la « marche en avant » et la méthode HACCP, qui constitueront une partie du Paquet hygiène du règlement européen 178/2002. Les réflexions de l’Avis 21, « Allégations faisant un lien entre alimentation et santé (1998) », seront prises en compte dans différentes instances mondiales, notamment en ce qui concerne l’impact des « allégations santés » sur le consommateur.