Crise de la vache folle
1995
Dynamique de crise
© AFP / Eric Cabanis.
L’analyse du déroulement des crises met en évidence une évolution en cinq étapes principales.
La première est une phase de latence et peut durer assez longtemps. Quelques éléments constitutifs de la crise sont connus, mais le problème n’intéresse pas encore le grand public ; à ce moment, seuls certains groupes de population particuliers ont développé une sensibilité et, parmi eux, une expertise sur la question. Ces individus sont souvent des activistes, c’est-à-dire des acteurs sociaux qui se considèrent comme en avance dans la construction d’une question et entendent promouvoir une nouvelle vision dans le but affiché de faire changer les choses. Ils peuvent aussi être des « érudits », plus ou moins reconnus comme « experts », agissant à la marge des milieux scientifiques. Les activistes ou les érudits participent au paramétrage et à la thématisation du problème, c’est-à-dire à son organisation conceptuelle, à la formulation du risque et à l’explicitation de ses conséquences sanitaires, sociales et politiques. Ils peuvent parfois adopter une posture de dénonciation, montrant ou prétendant montrer que le danger a été, volontairement ou non, sous-estimé, ou qu’il y a eu des erreurs de gestion ou encore que des intérêts particuliers ont manipulé à leur avantage la situation. Francis Chateauraynaud et Didier Torny (1999) ont proposé d’utiliser, à la place « d’activiste » ou de « dénonciateur », l’expression de « lanceur d’alerte » dans le but de la rendre plus neutre et plus descriptive. Cette phase est longue et peut durer, dans certains cas, plusieurs dizaines d’années.
Au cours de la deuxième phase, le problème entre dans l’agenda des médias et sa place y devient de plus en plus importante. Sont concernés la presse écrite, les radios, les chaînes de télévision, mais aussi, et ils en sont parfois les déclencheurs, les médias sociaux sur internet. La durée de cette étape est plus courte. La médiatisation peut se mesurer par l’intensité de la présence du thème et par les reprises dans les différents médias. Elle s’accompagne parfois d’une émotion sociale, voire d’indignations suscitées par la découverte du problème, et tend à toucher de plus en plus de monde.
La troisième étape est celle de la prise de décision. Les autorités administratives et politiques entrent en scène pour prendre, souvent dans l’urgence, des décisions supposées « gérer la crise » et ramener la situation à la normale. Cela peut se traduire par des interdictions, des retraits momentanés du marché, des évolutions du cadre réglementaire. Les acteurs de la décision varient en fonction des contextes : échelle spatiale (locale, régionale, nationale, internationale) et secteur d’activité (privé, public, mixte). La durée de cette phase est très courte et les décisions se prennent donc à chaud, sous le regard des médias et parfois dans une situation de très fortes tensions.
La quatrième phase du cycle est le reflux de la crise. Les décisions prises, qu’elles soient des interdictions, des retraits du marché, des contrôles plus stricts, la prise en charge sanitaire et psychologique, ou encore le dédommagement des victimes, font leur effet : la pression retombe et la situation revient, plus ou moins rapidement, à la normale. La question quitte le devant de la scène politique et médiatique.
Cependant, des répliques plus ou moins fortes peuvent avoir lieu et redonner une actualité à la crise, constituant une cinquième phase. Les décideurs doivent parfois compléter les anciennes décisions prises par de nouvelles mesures.
La dynamique des crises permet d’envisager la mise en place de plusieurs dispositifs d’écoute et d’anticipation au service de leur gestion. Ils peuvent se développer à deux niveaux précis du cycle et avoir des rôles complémentaires. Au cours de la phase de sommeil et de paramétrage, il est possible d’écouter les « signaux faibles » et, durant la médiatisation, c’est la thématisation de la crise (c’est-à-dire comment elle s’organise conceptuellement) qui se donne à voir.
La théorie des signaux faibles est apparue durant les années 1970. Elle postule que des signaux de faible intensité, de faible visibilité et dotés d’un caractère « annonciateur » sont repérables avant qu’un événement majeur ne se produise. Il serait donc possible, pour qui sait entendre et interpréter les signaux faibles, de voir venir les crises assez longtemps à l’avance et de préparer des décisions qui pourront être utilisées le moment venu, évitant ainsi le travail de construction à chaud et sous la pression des médias. Cette théorie s’est développée dans le cadre du management stratégique et a donné naissance à l’intelligence économique. Elle s’est ensuite diffusée dans d’autres secteurs comme ceux de la santé publique ou de la décision politique. Elle a évolué en même temps que les théories du risque.
L’écoute de phénomènes connus, récurrents et se diffusant selon une fonction épidémique s’est révélée pertinente. Se sont donc développés des dispositifs de veille susceptibles d’anticiper la survenue d’un problème. Pour la veille sanitaire, le réseau Sentinelles, qui maille le territoire avec des médecins généralistes et suit l’arrivée et la diffusion des épidémies, est un exemple de réussite.
L’application de ce modèle à la gestion des crises est une extension du champ initial de cette théorie. Cependant, les risques émergents posent des difficultés particulières car la question n’est pas complètement problématisée. Dans cette perspective, les problèmes principaux à résoudre sont l’identification et l’interprétation des signaux faibles, car ils cohabitent avec des informations et des signaux forts, et la tâche est d’autant plus difficile qu’on ne sait pas très bien ce que l’on cherche à écouter.
Un des points mal connus des crises est l’entrée dans les médias. Comment et pourquoi une crise potentielle passe de l’état de sommeil à celui de question médiatique ? L’étude de la médiatisation peut pour une part se faire avec la grille théorique de la mise sur agenda. Quels sont les acteurs (croisés et experts) qui contribuent à porter la question auprès des médias ? Quels sont les gate-keepers (journalistes, mais aussi attachés de presse, relation publique) qui facilitent l’accès aux médias ? Quelles sont les modalités de la mise en médias ? Quels types de médias sont concernés au début du processus ? S’agit-il des médias sociaux, ou bien des radios, ou des chaînes d’info ou encore de télévisions généralistes ? Comment la question est-elle diffusée sur les autres médias ? Par exemple, commence-t-elle sur les réseaux sociaux pour passer ensuite dans des médias plus officiels comme les télévisions ? Quels sont les intérêts en jeu ? Les relations d’intérêts entre les différents acteurs (croisés, experts), les différents gate-keepers, journalistes, médias ? Quelles sont les audiences en termes quantitatifs et qualitatifs ?
Extrait de la conférence du Pr Poulain au colloque Tais-toi et mange ! (2016), « De la perception des risques à la prise en compte des inquiétudes alimentaires ».
D’après Poulain, 2012.