Alimentation et nutrition

2013

Lasagnes de cheval, une crise sans risque

Le risque alimentaire n’est pas un risque comme les autres. La crise des lasagnes survenue au printemps 2013 en fait la démonstration quasi expérimentale. Elle est d’abord venue nous rappeler qu’un acte de commerce relève d’un encadrement éthique. Ce que l’on appelle en droit la « sincérité » d’un acte de commerce et qui rend compte du fait que le vendeur doit fournir à l’acheteur un bien ou un service conforme aux engagements qui ont été pris. Le cheval n’était pas du bœuf et il y a donc une fraude, de l’ordre de la non-sincérité. On a découvert également des sous-traitants en cascade et des matières premières qui se déplacent dans l’espace, changeant plusieurs fois de mains au cours de leur périple. Mais tout cela n’est qu’une des explications de cette crise et ne suffit à expliquer ni son ampleur, ni l’émotion, ni encore le sentiment de scandale qu’elle a suscité.
Le cheval n’est pas l’équivalent du bœuf dans l’ordre du mangeable. Certes on retrouve dans le cheval les mêmes pièces de viande que dans le bœuf. Certes on peut les cuire et les apprêter de la même manière. Certes dans les lasagnes, elles passent pour du bœuf. Mais si on peut poser une équivalence fonctionnelle entre la viande de bœuf et celle de cheval, il n’y a pas d’équivalence symbolique. On a fait manger à certains consommateurs un produit qui, de leur point de vue, n’était pas ou plus dans l’ordre du mangeable. C’est ce qui a choqué, et le mot est faible. C’est ici que se situe la « trahison », et pas seulement dans la promesse non tenue. Si l’on avait, par exemple, remplacé du sanglier par du porc, le choc n’aurait pas été le même : les deux sont l’objet de tabous pour certaines populations, mais pour celui qui est prêt à manger du sanglier, lui voir substituer du porc, qui est moins cher, n’aurait pas créé la même émotion, car tous deux appartiennent à la même famille et surtout à la même catégorie du mangeable. Du strict point de vue sanitaire, il n’y avait pas de risque à consommer ces lasagnes. Cette « affaire » nous révèle que la qualité de notre alimentation ne se réduit pas à sa dimension sanitaire et qu’un aliment s’inscrit dans un ordre symbolique.
Le cheval était bien dans les lasagnes. Mais pour certains mangeurs, il n’était plus dans la catégorie du mangeable. Voilà que le symbolique, qui avait été renvoyé par certains au musée des curiosités de la discipline, quand ce n’était pas au rang de bibeloterie structuraliste, faisait retour. Avec les lasagnes, point de risque, pas plus évalué que perçu, pas même fabriqué, mais pourtant bien une crise. Point de risque sanitaire donc, mais une crise de confiance. Une crise qui nous enseigne que le mangeable ne peut se réduire à une catégorie nutritionnelle, qu’il a aussi des dimensions symboliques et qu’il s’inscrit dans des relations de confiance (Poulain, 2013).
La crise des lasagnes au bœuf a mis à mal le cadrage en termes de risque alimentaire, jusqu’alors dominant. Avec cette crise, on voit que les « problèmes » alimentaires ne peuvent pas se réduire aux questions sanitaires. Si l’évaluation des risques en matière de morbidité et de mortalité est essentielle, elle ne saurait épuiser le problème. D’autres questions sont parfaitement légitimes qui, jusque-là, avaient un statut ambigu, tantôt considérées biaisées par des perceptions réductibles à l’irrationalité des mangeurs, tantôt plus ou moins idéalisées par la posture du lanceur d’alerte. Le cadrage à travers la notion d’inquiétude invite à prendre la « vision » des mangeurs au sérieux, à prendre en compte leurs craintes et inquiétudes ou à argumenter pour justifier les choix et les réduire. En un mot, à rétablir le dialogue entre les acteurs des filières, les experts et les consommateurs, les mangeurs, les citoyens.
Les crises alimentaires ont contribué à la thématisation d’un objet jusque-là dans l’ombre : l’alimentation. Mais, même si la grande majorité des conférences de consensus et forums hybrides ont eu pour objet des questions alimentaires (OGM, vache folle, prions…), elles ont aussi dynamisé d’autres champs comme celui du risque et/ou celui des controverses sociotechniques. Puisant dans, ou prolongeant, les modèles développés dans l’étude du risque industriel dans le sillage d’Ulrich Beck, la sociologie du risque a bien un temps occupé une place sur le devant de la scène. Deux écoles dominantes s’affrontaient : celle de l’articulation des perceptions et de l’évaluation du risque et celle de la « fabrique du risque » et du citoyen lanceur d’alerte. La première considère la vision du profane comme capable de saisir des dimensions que le travail d’évaluation quantitative exclut en privilégiant les critères de morbidité et de mortalité. Mais, dans le même temps, elle considère que le profane est marqué par des biais de perception qui l’empêchent de saisir la « vraie nature » du risque.
La seconde école récuse les travaux sur la perception qui sont supposés « abîmer » la figure du consommateur, la projetant du côté de l’irrationnel. Au contraire, elle considère que certains acteurs ont développé une sensibilité particulière à certains sujets et peuvent devenir des lanceurs d’alerte. Quelques tentatives de dépassement ont eu lieu qui montraient que l’expert comme le citoyen consommateur non seulement ne saisissaient pas les mêmes dimensions du risque, mais étaient l’un et l’autre travaillés par des déterminants sociaux et des intérêts. À ce jour, des clivages forts traversent ce champ au point que certains dressent des bilans pour le moins mitigés du développement de cet objet. De son côté, la sociologie de l’alimentation rappelait en contrepoint certaines caractéristiques symboliques de la consommation alimentaire et les risques qui l’accompagnent.
La crise des lasagnes à la viande de cheval a réduit l’hégémonie de la problématisation en matière de risque. Certains ont bien cherché à voir si l’on ne pouvait pas trouver quelques résidus d’antibiotiques… Cet affaiblissement a permis la montée en charge des inquiétudes alimentaires, jusque-là dans l’ombre portée du risque sanitaire ; inquiétudes qui relèvent du social, du politique et du symbolique.

Les conditions de la confiance

En ce sens, le Conseil national de l’alimentation a travaillé sur ces questions. À travers son rôle de concertation avec les acteurs de la chaîne alimentaire, il avait identifié en juin 2006, dans son Avis 57 « Prévenir les impacts des crises sanitaires en améliorant la communication sur les risques », que devrait être mise en place une communication basée « sur un échange interactif entre les consommateurs, les entreprises du secteur alimentaire et du secteur de l’alimentation animale, les milieux universitaires et les autres parties intéressées ». Le groupe avait également conclu que « la confiance se gagne par des actions et une communication continue sur les résultats qu’elles produisent » et que « limiter l’impact des crises n’est possible qu’à la condition d’avoir construit la crédibilité et la confiance par temps calme ».
Ces réflexions au sein du CNA ont été suivies. On notera la mise en place d’un Baromètre de la perception de l’alimentation (2006), de l’Observatoire de l’alimentation (2010), de la section « économie et sociologie de l’alimentation » de l’Observatoire de l’alimentation (2010), et l’introduction dans la loi de l’organisation de débats publics par le CNA (2014).
Fin 2008, Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture et de la Pêche, demandait au CNA de travailler de façon plus approfondie sur la prévention des crises et la communication sur les risques. Deux ans et demi de travail aboutiront à l’Avis 73, « Communication et alimentation, les conditions de la confiance », l’un des Avis les plus repris du CNA, présenté et débattu dans diverses instances et colloques de l’univers de l’alimentation, tant auprès des professionnels que des citoyens. Cet Avis est construit sur le postulat que l’impact des crises dans le domaine alimentaire, parfois disproportionné, pourrait être réduit en améliorant la confiance des consommateurs, en période calme, dans leur alimentation et dans ses acteurs.
De nos jours, chacun se sent investi d’une expertise dans le domaine alimentaire, chacun a construit des convictions, souvent fortes, sur des bases diffuses et complexes, mais la distance qui s’est creusée entre les producteurs, les produits et les consommateurs fait que, peu ou prou, le mangeur n’est plus connecté à son alimentation, nous ne partageons plus une culture collective dans ce domaine. Le sujet de l’alimentation est éclaté entre de nombreux acteurs et institutions qui ont des missions, des intérêts, des points de vue et des discours parfois divergents. Les débats existent, mais ils se déroulent généralement dans un cadre fermé. Il manquerait un débat public, lieu de synthèse susceptible d’établir une culture à la fois partagée et diverse et de rétablir de la confiance et du lien social. Ce débat doit être permanent, parce que les cultures et les pratiques alimentaires évoluent continuellement.